
Un samedi dans le parc du château de Versailles qui aurait pu être comme bien d’autres et pourtant ne le fut pas tout à fait.
Etait-ce la promesse, ce matin, d’un jour radieux quand les ombres des arbres au lever du soleil s’étirent démesurément et que l’astre aveuglant déverse son or par-dessus le château ?
Ou la promesse d’une sortie en quatre de couple dont le naissant glorieux souvenir s’étiolerait déjà, faute de demeurer justement trop souvent promesse ?
Ou la promesse, après l’effort, d’un vin ou d’un chocolat chaud à la Flottille, avec ses potes, de Christian à Denis, de Laurence à Virginie, de Didier ou Eric à Alexandra, et tous les autres rameurs du samedi matin ? Aujourd’hui on a des potes à l’école quand on partage des galères, des cours barbants à la séance de piscine où il faudrait avoir la taille bikini quand on préfère les blinis garnis. Alors, connaissances, amis et équipiers d’aviron, de galères, deviennent forcément des potes. Il faut avoir ramé un samedi d’hiver pluvieux pour se faire des potes à vie, embarqués un jour dans des yolettes désarticulées, doublés par un double, où sapristi !, la nage rame pourtant comme un bucheron, avant d’ailleurs que le couperet tombe au final sous la forme d’une salve de commentaires assassins de Jean-Marc aux compliments plus rares que des perles précieuses.
Rien de tout cela. Embarquons donc plus avant pour tenter de découvrir la promesse du soleil levant de ce matin.
A peine ai-je approché du grand canal que l’ombre de Vincent, avec une paire de pelles, se détache dans la lumière dorée. Nul doute qu’il sera le premier sur l’eau. Grand sprinter sur terre devant l’éternel, sur l’eau il se révélera ce matin aussi semi-marathonien enchaînant sept tours de grand canal en skiff. Il s’avère être aussi fin mathématicien. A l’issue de la sortie, je capte une discussion animée entre lui et Christian où il est question d’une racine carrée de deux neuvièmes.
Fichtre ! L’affaire est sérieuse: le rameur, manipulant fractions et racines carrés, serait-il plus que cette brute épaisse qui galère sur les flots ? L’idée fait son chemin dans mon esprit, mais je n’ai guère besoin d’investiguer. Le preuves viennent à moi sans les avoir sollicitées, en la personne de Frédéric qui nous interpelle à la sortie de l’eau. Je le sais fin technicien et ce matin il nous a vu ramer, Christian et moi. Le forban avouera vite son forfait ! Pour justifier qu’il faut calmer le renvoi des mains et le retour de coulisse, il nous dit d’un air entendu avoir fait les calculs des moments, forces et tout le tralala , qui prouvent que le jeu (d’un renvoi et d’une remontée trop rapide) n’en vaut pas la chandelle. Et je soupçonne Sosthène et mon fidèle compère Christian, dont j’ai capté quelques indiscrétions ce matin, prêts à s’épancher également en formules et calculs. Fi des cachoteries donc ! Derrière l’apparente brute épaisse du rameur pointe donc l’âme scientifique.
Nous faisons aussi au club, fut-ce à Versailles, oeuvre sociale. A mes côtés ce matin pour m’accompagner sur les quelques centaines de mètres entre ma voiture et le club, un gilet jaune, porteur occasionnel en hiver de gants de chantier Leroy-Merlin à 2€ qu’il enfile pour braver le froid et parvenir malgré tout par un divin miracle à tourner ses pelles. Le méritant vient de bien loin, de l’est de Paris. Il se prénomme Eric, « caresseur de l’onde » de son état, aux dires de Jean-Marc.
Pour une fois la sentence vaut compliment. Le caresseur de l’onde n’enfonce pas ses pelles, mais sait les poser à bonne profondeur. Eric en plus d’être caresseur de l’onde manipule l’humour avec doigté et finesse et il nous arrive régulièrement de bien rire ensemble. Il portait effectivement ce matin un gilet jaune tout en ramant !
Sur l’eau, dans les bateaux, des couples se font, se défont et se refont. Ainsi va la vie. Denis et Laurence se font des infidélités ce matin, Denis préférant l’exercice solitaire du poignet, quant Laurence préfère les transports en commun. Ne souriez pas ! Séquence émotion ce matin car j’ai versé une petite larme intérieure: le mythique couple Eric-Bertrand s’est reformé après des mois, que dis-je des années, de séparation. J’entendais déjà les trompettes de la félicité. Des couples hybrides se forment également. Voyez Sosthène et Raphaëlle. Chez les hybrides, l’un est rameur et l’autre terrien. L’un rame, l’autre admire. L’un sue et l’autre le filme pour lui rappeler plus tard sur écran ses défauts. Couples fidèles et infidèles, formés et déformés, hybrides mais aussi couples mixtes, jouvenceaux et jouvencelles de vingt ans et seniors de soixante dix ans et plus rament de concert, sans discrimination. L’un a de courtes pattes et l’autre de longues guiboles (je ne donne pas de noms), l’un enchainerait les tours sans s’arrêter quand l’autre prendrait bien un rafraichissement à chaque tour. Peut-on citer un seul sport qui emporte de tels équipes et équipage bigarrés ? Bel exemple de diversité et de tolérance que l’aviron.
Nous mettons, Christian et moi, notre double à l’eau. Je regarde les mines enjouées des uns et des autres. Le temps radieux et les conditions pour ramer décrispent les mâchoires les plus tendues. Après deux tours de chauffe, nous allons bientôt découvrir un quatre de pointe présidentiel de fière allure. Un quatre présidentiel comprend comme on le devine un président, celui du cercle nautique de Versailles en l’occurence, et des rameurs, des ‘pointus’ aguerris.
Au bout du grand canal, au troisième tour, nous tournons au cordeau comme à l’habitude, caressant la bouée blanche au passage. A peine remis dans l’axe et prêt à repartir, je découvre alors le quatre présidentiel dans mon dos qui vient juste de repartir. L’avantage des vieux couples c’est qu’il n’ont pas besoin de parler pour se comprendre. Nous voulons en découdre et il suffit de voir avec quel entrain nous repartons, sabre clair au vent. Je fais faire un petit crochet à notre double pour nous décaler du tracé du quatre. Pendant mille cinq cent mètres, nous serons à cadence vingt six en moyenne. Prenons nous le temps de respirer ? Encore à présent j’en doute.
Dans la séquence initiale, au culot, nous doublons le quatre au train. Nous ne cesserons dès lors de rester devant, accentuant légèrement notre avance à l’arrivée. Plusieurs fois je crois le quatre prêt à bondir pour nous rattraper, mais je ne cesse de voir leurs pelles puissantes et synchronisées rester à quelque distance de nous. Dans les tours qui suivent, comme nous relâchons un peu nos efforts, je vois le quatre, maintenant à bonne distance se rapprocher de nous, preuve de leur plus grande vitesse moyenne. Comme nous tournons sans répit contrairement à eux, finalement la distance entre nos deux bateaux s’agrandit.
Après sept tours et vingt deux kilomètres, nous rentrons au bercail, enchantés de notre sortie.
A peine le bateau rentré, repartant chercher nos pelles, nous allons recueillir le verdict auprès de Jean-Marc. Le temps se voile alors soudainement, les nuages s’amoncellent au-dessus de nos têtes de perdreaux de l’année. Le jugement vaut jugement dernier: ’c’est dommage d’avoir deux skiffs au lieu d’un double ! ». J’avais pris pour moi la remarque entendue sur l’eau que nous n’étions pas ensemble. Forcément, puisque je suis au deux. Christian n’eut guère l’occasion de se rejouir, eut-il été tenté d’être compatissant à mon égard. Le coach de nous expliquer que la nage, Christian, était tout autant fautive que moi. Il renvoyait trop vite les bras et remontait trop vite, « il ne laissait pas glisser le bateau ». Et Frédéric, notre gentil bourreau, de renchérir avec ses calculs mentionnés précédemment. Voilà la grandeur de l’aviron: vous êtes content de votre sortie, vous avez dépassé bien des bateaux, y compris un présidentiel, et vous voilà renvoyés à vos chères études. Des exercices tu feras, l’humilité tu cultiveras !
La voilà la promesse du soleil levant: promesse du bain de jouvence qui fait rajeunir. L’aviron, fontaine de jouvence, source fabuleuse de la mythologie qui donne vitalité et humilité, permet en septuagénaire de ramer en harmonie avec des jeunes de vingt ans. Elixir puissant à avaler chaque semaine pour tenter de progresser vers la quête du graal: le coup de rame parfait, la glisse totale, l’équilibre, la puissance et le synchronisme en doses harmonieuses, le geste beau et efficace.
Lumière de matin du monde, comme sur la photographie prise ce matin à mon arrivée aux abords du bassin.
Philippe SEGOVIA Rameur Loisirs